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Le dernier refuge du rite

Lorsque je suis d’humeur gourmande et solennelle, j’aime souper dans un vieux palace peu connu de la Riviera lémanique où chaque repas est un véritable spectacle. Si vous y parlez de «nouvelle cuisine», on vous assurera qu’on vient tout juste de la repeindre. Le consommé vous y requinque, le gigot triomphe, le gratin vous arrime au sol et le chariot de fromages vous roule dessus. Mais tout le sel de la soirée n’est pas là. Pour le goûter, il faut s’asseoir côte à côte et face à la salle et observer la valse des serveurs orchestrée par le vieux maître d’hôtel, l’éclat enroué des plats de vermeil cabossés par un siècle de loyaux services, le mouvement onctueux de la trancheuse à charcuteries… et la satisfaction rayonnante de tous les participants au rite. Un ami, un jour, avait osé me dire, à propos du rôti: «je l’aurais tout aussi bien réussi à la maison». Alors rentre chez toi. Mais laisse-moi le maître d’hôtel. Nous avons des choses à nous dire.

On ne goûte pas pleinement la cuisine sans ses rites. Le meilleur traiteur ne rivalisera pas plus avec la bonne table de restaurant que le meilleur écran de Home Cinema peut rivaliser avec la toile de la salle obscure. Sortir au restaurant, ce n’est pas se nourrir: les bêtes se nourrissent, et parfois voluptueusement. C’est partager une culture, même quand on y va seul.

Slobodan Despot